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Internet, les héros sont fatigués

Nov 20, 2015 | 0 commentaires

A force de lire les tri­bunes des uns et des autres, on fini­rait par y croire : c’est la fin de l’u­to­pie numé­rique, la mort de l’In­ter­net col­la­bo­ra­tif, le déclin du vil­lage glo­bal au pro­fit des mega­corps pla­né­taires. Nous nous « sommes trom­pés de bonne foi », la « longue traîne » n’é­tait qu’u­to­pie, « l’au­to­ré­gu­la­tion du temps des pion­niers n’est plus de mise », « notre mai 1968 numé­rique est deve­nu un grille-pain fas­ciste » : ce ne sont là que quelques-uns des titres récents.

N’en jetez plus, la coupe est pleine : l’hypercentralisation des géants du Web est irré­mé­diable. C’est fou­tu, c’est trop tard et on va tous mou­rir. Les gou­rous du Net se découvrent tout d’un coup doc­teurs Fran­ken­stein, créa­teurs incom­pé­tents d’un monstre deve­nu incon­trô­lable. Tout ceci manque – peut-être – d’un peu de recul.

Inter­net est né des Trente Glo­rieuses, ima­gi­né par des hip­pies bar­bus à une époque qui rêvait de voyages inter­pla­né­taires et de voi­tures volantes. A une époque où l’éner­gie ne coû­tait rien. Une époque qui vit appa­raître des mou­ve­ments paci­fistes mas­sifs, où l’on rêvait d’un monde meilleur, de fra­ter­ni­té, de main ten­due vers l’autre, de liber­té de vivre, de choi­sir. Le jour­nal Libé­ra­tion naissait.

Aujourd’­hui, les guerres ne pro­voquent plus de pro­tes­ta­tions mas­sives. Les crises durables (éco­no­miques, sociales, poli­tiques, envi­ron­ne­men­tales) nous enferment dans un pes­si­misme ambiant délé­tère. On n’a pas le temps, pas l’en­vie d’in­ven­ter de nou­veaux ave­nirs, quand le pré­sent est si pesant. Le jour­nal Libé­ra­tion doit deve­nir un réseau social. On a per­du la route d’Ithaque.

L’a­veu­gle­ment. On peut se fla­gel­ler en place publique, avouer notre impuis­sance, dérou­ler le tapis rouge à plus de régu­la­tion, de contraintes pour com­battre ces enne­mis hyper­cen­tra­li­sés et aspi­ra­teurs de biens et de liber­tés. C’est très à la mode. On peut se sou­ve­nir des hégé­mo­nies déchues de Com­pu­serve, Nets­cape, AOL, Alta­vis­ta, Lycos et autres Mys­pace et com­prendre pour­quoi on a pu pen­ser qu’il en serait de même pour les géants modernes, sans qu’on ait à bou­ger le petit doigt.

On peut ima­gi­ner qu’en voyant le public s’emparer mas­si­ve­ment des outils d’autopublication, on n’a pas vu venir le temps des réseaux sociaux fer­més : pour­quoi les gens iraient-ils s’enfermer dans des envi­ron­ne­ments pri­va­teurs de liber­tés quand ils ont l’infinité de l’espace élec­tro­nique à leur dis­po­si­tion ? On peut, enfin, se dire qu’à force de nous ras­su­rer sur notre propre capa­ci­té à nous pro­té­ger de la pub et des intru­sions dans notre vie pri­vée, nous avons lais­sé le grand public deve­nir la vache à lait des régies publi­ci­taires et la NSA réa­li­ser ses rêves de big-bro­the­ri­sa­tion. Tout ceci est vrai, et pourtant.

Le ban­quet. Les pion­niers d’In­ter­net n’ont (peut-être) pas réus­si à créer leur uto­pie. Mais ne par­ler que des échecs sans réa­li­ser tout ce qui fut obte­nu, c’est faire preuve d’en­core plus d’a­veu­gle­ment. Réa­li­ser d’a­bord que jamais nous n’a­vons eu autant de richesse et de diver­si­té cultu­relles : com­bien de nou­veau­tés ont émer­gé – du seul fait de la vira­li­té – qui n’au­raient jamais pu exis­ter dans l’an­cien monde ? Com­bien ont béné­fi­cié des nou­veaux modes de finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tifs ? Com­bien de blogs, de fan­zines, de pho­to­graphes, de des­si­na­teurs et d’ar­tistes divers auraient pu béné­fi­cier du suc­cès qu’ils ont connu, si le Web n’a­vait pas été ce qu’il est, s’il n’a­vait pas trans­for­mé le bouche-à-oreille en ava­lanche, s’il n’é­tait pas libre et ouvert à tous, sans ticket d’en­trée, sans filtre édi­to­rial, bref : à l’i­mage de cette uto­pie « ratée » ?

Réa­li­ser ensuite que – par exemple – la cen­sure turque de You­Tube et Twit­ter est tom­bée en une semaine grâce au par­tage de moyens de contour­ne­ment, jusque sur les murs des villes. Réa­li­ser que les hackers du monde entier se sont mis à créer et à sim­pli­fier des outils de pro­tec­tion de la vie pri­vée quand Snow­den a ren­du publique la sur­veillance géné­ra­li­sée des Etats. Réa­li­ser que chaque cen­sure dénon­cée entraîne un « effet Strei­sand » à l’échelle mon­diale. Et com­prendre que la rési­lience de ce réseau, déjà capable de résis­ter à la toute-puis­sance des Etats, est une for­mi­dable réussite.

Réa­li­ser enfin que des mobi­li­sa­tions citoyennes en ligne ont entraî­né le rejet du trai­té Acta (accord com­mer­cial anti­con­tre­fa­çon, négo­cié dans l’opacité), que le Par­le­ment euro­péen vient de s’engager en faveur de la neu­tra­li­té du Net suite encore à une mobi­li­sa­tion en ligne. Que le Bré­sil vient d’entériner une loi garan­tis­sant les liber­tés sur Inter­net, don­nant ain­si un écho mon­dial à ces pro­blé­ma­tiques. Que l’Egypte et la Tuni­sie ont mon­tré la puis­sance du réseau dans l’organisation de la pro­tes­ta­tion des peuples. Com­ment tout ceci aurait-il pu adve­nir dans l’ancien monde ? A quelle échelle, et avec quelle efficacité ?

Le chant des sirènes. Nos nou­veaux pré­di­ca­teurs affirment que le futur appar­tien­dra aux plus gros, à ceux qui auront la plus grande puis­sance de cal­cul, au détri­ment de tous les autres. Mais ce dis­cours de peur a tou­jours été pré­sent ! On l’en­ten­dait du temps des pre­miers four­nis­seurs de ser­vices en ligne, puis des grands por­tails inter­net, quand on pré­di­sait la par­ti­tion du réseau, l’en­fer­me­ment des uti­li­sa­teurs et autres catas­trophes numériques.

Et ce même exact dis­cours, qui est tenu de nos jours au sujet de Face­book et autres, s’est avé­ré tou­jours faux ! Et tou­jours plus faux au fur et à mesure qu’on a pris conscience que l’espace numé­rique n’était pas un espace fini et que, quelle que soit la place (déme­su­rée) prise par les géants, il en res­tait encore tou­jours autant dis­po­nible pour les nou­veaux entrants.

Si on avait écou­té ces Cas­sandre, Google n’aurait jamais exis­té. eBay aurait dû prendre toute la place et le Bon Coin aucune. A quoi bon entre­prendre et ten­ter d’innover quand on a aucune chance ? Mais alors à quoi bon les révo­lu­tions, les luttes ouvrières, la lutte pour les droits des femmes ou celle des mino­ri­tés ? Ima­gi­ner l’infini est un exer­cice dif­fi­cile, mais l’histoire ne manque pas de femmes et d’hommes qui l’ont fait. Nous aurions per­du cette facul­té et il n’y aurait rien de plus urgent que de construire des cita­delles qui nous pro­té­ge­ront de cette grande peur ? Fou­taises. Bien sûr c’est dif­fi­cile. Il faut davan­tage de moyens, aujourd’hui, pour concur­ren­cer Google qu’il n’en a fal­lu à Google pour effa­cer Alta­vis­ta. Bai­du, cin­quième site le plus visi­té sur Inter­net, s’est-il posé la question ?

Mais bien sûr qu’il reste des choses à inven­ter, à créer. L’espace de l’innovation, tout comme l’espace élec­tro­nique, n’est pas fini. Et s’il n’en fal­lait qu’une preuve, il suf­fi­rait de voir le prix que payent les géants actuels pour acqué­rir des jeunes pousses à peine sor­ties de la cou­veuse : s’ils ont si peur pour leur ave­nir, c’est bien parce que celui-ci n’est pas garan­ti. Ouvrons les yeux : l’utopie inter­net est par­tout, chez les FAI asso­cia­tifs qui se déve­loppent, à chaque ins­tant dans les canaux IRC (dis­cus­sions de groupes relayées en ligne), chez les ini­tia­tives citoyennes qui éclosent de toute part. Elle n’a plus besoin de gou­rous deve­nus des cyniques post-moder­nistes. La muta­tion est ache­vée. Elle est irré­ver­sible, parce qu’elle a la puis­sance de la mul­ti­tude. Celle qui s’attache au mât et se bouche les oreilles pour ne plus entendre le chant des sirènes.

Et, au mépris du dan­ger… Si nous avons une ques­tion à nous poser aujourd’­hui, ce n’est cer­tai­ne­ment pas celle de savoir com­ment sont morts nos espoirs déchus. Ils ne le sont pas. C’est, bien au contraire, de cher­cher com­ment faire pour que ce bouillon­ne­ment créa­tif qu’In­ter­net a fait naître soit mieux appuyé, accom­pa­gné, pour se lan­cer plus vite dans la conquête de l’in­fi­ni. Selon que l’on écoute les Cas­sandre, ou non, que l’on sur­ré­gule, ou non, c’est aujourd’­hui qu’on bas­cule dans le futur, ou dans le tiers-monde numérique.

L’histoire récente n’a pas man­qué de légis­la­tions natio­nales sur Inter­net. Beau­coup pour pro­té­ger, peu pour en pré­ser­ver les prin­cipes (tels que la neu­tra­li­té), et encore moins pour y garan­tir les droits fon­da­men­taux. C’est pour­tant par là qu’il est urgent de com­men­cer. Il ne s’agit pas d’adapter le nou­veau monde à l’ancien, mais bien le contraire.

C’est pour­quoi, citoyens, forts de nos expé­riences res­pec­tives, nous appe­lons le légis­la­teur à la plus grande pru­dence dans l’accumulation légis­la­tive sur Inter­net. Il est temps d’inventer. Nous avons besoin d’innovation ins­ti­tu­tion­nelle face à l’innovation sociale et éco­no­mique qui se répand grâce à Inter­net. Parce que, même si elle est née aux Etats-Unis, l’utopie inter­net ne se résu­me­ra jamais mieux que par la devise répu­bli­caine fran­çaise : liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té. Voi­là ce qu’il faut pré­ser­ver avec force et vigueur, sauf à ris­quer de la trans­for­mer en dor­meur du val.

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