C’est lorsque l’orchestre entrait sur scène que mon travail s’arrêtait. J’aimais aller en fond de salle, debout, pour sentir les réactions du public, embrasser d’un regard sa présence, changer de place discrètement, percevoir ses réactions dans la pénombre enrobée de notes qui s’enchaînaient les unes après les autres, comme un ballet invisible. Sur scène, l’orchestre était « le mien », c’était l’Orchestre Symphonique d’Europe.
Evidemment, « le mien » est un artifice d’écriture. C’était aussi celui d’Olivier Holt, de Laurent Kupferman, d’Alain Seban, de Jean-Luc François, d’Edouard Boccon-Gibod, de Pascale Olivier, de Marc Ambrus, de l’AFDAS, de la banque ARJIL, de CDC participations, et des quelques 110 musiciens et personnels administratifs et commerciaux qu’il réunissait. Toutes et tous avaient participé financièrement à la création des sociétés sur lesquelles reposait l’orchestre, première expérience de financement privé d’une formation musicale, en alternance qui plus est.
Tant qu’à faire nous n’avons pas fait dans le détail, nous étions jeunes et le monde était en ébullition. C’était encore l’Europe des 12 dont les étoiles entouraient la forme géométrique qui symbolisait notre objectif : créer un joyau, une pierre précieuse, un son, un orchestre.
Un tourbillon culturel
L’Orchestre Symphonique d’Europe était une pleine communauté artistique, l’aboutissement logique et professionnel d’une passion pour la musique symphonique, pour l’instrument orchestral. Offenbach n’était jamais loin, mais le grand romantisme, la création contemporaine comme le grand répertoire lyrique venaient régulièrement le concurrencer, quand ce n’étaient pas les musiques de film ou la chanson française qui s’y subsituaient. Nous vivions immergés dans un tourbillon culturel d’une richesse inégalée.
C’est aussi l’histoire de l’apprentissage des contraintes d’un métier de l’éphémère. Des musiciens j’ai appris ce qu’est abandonner 6 heures par jour toute forme d’individualité artistique pour contribuer au son commun, la remise en question permanente, le lien fusionnel avec l’instrument, le plaisir de la fête qui suit le concert, la tension qui le précède ; des régisseurs j’ai appris à compter les mètres carrés d’une scène pour positionner les pupitres, le transport des instruments, les délais nécessaires aux installations parfois dans des conditions épiques, l’obligation de résultat.
De l’orchestre, j’ai appris à écouter chaque ligne mélodique d’une partition au travers des multiples répétitions, prenant un plaisir sans cesse renouvelé à les reconstituer à l’heure de l’interprétation définitive, à les suivre une par une, à me balader entre elles tout en écoutant. On n’entend jamais aussi bien que ce que l’on voit de façon isolée. Assister à des répétitions est sans nul doute la meilleure façon de former l’oreille musicale.
Incubateurs d’innovations
Nous étions animés d’une puissante volonté d’entreprendre. L’essentiel de nos revenus reposait sur les ventes de l’orchestre dans un environnement économique marqué par des pratiques tarifaires minées soit par les tarifs exceptionnellement bas des orchestres bénéficiant de subventions publiques comme des orchestres des pays de l’Est, véritable « dumping social » tant leurs conditions de travail, de rémunération et de cessions de droit sont très en deçà de celles pratiquées en France. (Il est intéressant, de ce point de vue, d’observer que 30 ans après rien n’a vraiment changé).
Pour être compétitifs face à celà, nous avons construit avec les musiciens le service (session de travail) de 2 heures sans pause en remplacement du service classique de 3 heures avec pause de 20′. L’effet sur nos prix a été immédiat. Nous avons aussi bataillé dur avec la SPEDIDAM pour dissocier les cessions de droits de reproduction de l’établissement des relevés de congés spectacles qui faisaient l’objet d’un seul et même document, l’autre emportant l’un au grand dam des producteurs. Nous nous sommes habitués au dialogue permanent avec les musiciens pour compresser les coûts tout en préservant leurs conditions de travail et de rémunération.
Mémoire vivante
Au détour de cette aventure, nous avons croisé nombre de grands professionnels de la création, de la production comme du spectacle vivant. Tous avaient en commun d’avoir le coeur sur la main et de nous avoir grand ouvert leurs portes. Ils nous ont énormément appris. Quelques uns nous ont quitté.
Je me souviens de Paul Ledermann. Nous parlions musique enregistrée et sa sentence était tombée comme un couperet « n’offrez jamais la musique gratuitement, le jour où la musique est gratuite elle est morte » ; de Georges Garvarentz, qui avait choisi de nous faire confiance « mais débrouillez vous, je veux un son parfait dès la première prise, tu comprends, Eric, pour la musique de films vous devez être parfaits d’emblée, moi je vais vous y aider, j’aime ce que vous faites, je vais vous aider ». Georges était une âme extraordinaire, le coeur sur la main, c’était devenu un ami. Il nous accueillait chez lui, nous parlions des heures durant, il nous conseillait, nous engueulait parfois ! Nous l’avons accompagné jusqu’à ses derniers instants. Il me manque.
Je me souviens de Bernard Gérard, son arrangeur, toujours débonnaire, chef d’orchestre à ses heures, et toujours là pour corriger à la dernière minute une note ou une mesure qui ne traduisait pas ce que Georges avait en tête ; d’André Presser, chef d’orchestre de ballet qui nous avait choisis pour accompagner une grande partie de ses spectacles, il aimait la fougue et la jeunesse de l’orchestre, lui aussi avait choisi de nous donner une chance.
C’est à la fois en hommage à ce qu’ils nous ont donné et ce que nous avons vécu que pour qu’en soit conservée la mémoire et en réunir toutes les images, sons et souvenirs possibles que j’ai voulu créer le site Orchestre Symphonique d’Europe. C’est un « work in progress ». En le construisant j’ai déjà retrouvé la trace d’une trentaine de ceux qui ont participé à cette épopée avec nous. L’envie de se retrouver pointe. La collecte de leurs souvenirs commence.
Plus qu’un témoignage, ce site est une mémoire vivante d’une aventure culturelle unique.
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