Monsieur le Président du Centre Pompidou, cher Alain,
Cher Gérard Unger,
Cher amis,
Je veux dédier cette cérémonie à la mémoire de mon père qui nous a quittés il y a un peu moins de deux ans désormais. Quelques jours avant son décès, fidèle à son habitude, il avait découpé et annoté un article sur l’anniversaire du débarquement en Provence, le 15 août 1944, et ces contingents dits « africains » qui ont contribué à la libération. Parfois, mon père nous envoyait à mon frère ou moi ces articles annotés, la plupart du temps lorsqu’ils avaient quelque chose à voir de près ou de loin avec notre parcours professionnel. Je ne sais pas s’il avait l’intention de nous envoyer celui-ci. C’était le dernier de la pile. Il n’y en a plus eu d’autre. Sans réfléchir, attaché à cette mémoire d’un geste rituel, je l’ai pris avec moi lorsque je suis arrivé sur les lieux où il venait de s’éteindre.
Cet article, conscienceusement découpé pour tenir, collé, sur une feuille A4, orne désormais mon foyer. Il est la vie de mon père et je le regarde souvent, la plupart du temps sans raison, juste pour imaginer … C’est en pensant à la fierté qu’aurait eu mon père d’être parmi nous ce soir que je l’ai encore regardé ces dernières semaines. Et une annotation caractéristique m’a frappé. Alors que l’article, signé de Michel Roussin, indiquait que la France « doit maintenir son effort de solidarité » avec ces soldats « africains », mon père avait souligné la phrase et inscrit à la marge « comment ? ».
Par cette simple question, j’ai compris à quel point les valeurs de mon père avaient forgé l’adulte que je suis devenu, qui est devant vous aujourd’hui. Bien entendu l’intention compte, mais celle-ci n’est rien sans la réalisation. Mon père ne professait pas, il témoignait par ses actes. C’était un homme heureux. C’était un homme bon. Ce « comment », en réalité, a guidé tout mon parcours professionnel entièrement consacré à la mise en œuvre de projets souvent improbables, mais qui ont tous eu en commun de s’ancrer dans le réel, de ne pas rester de seules bonnes intentions ou belles idées. C’est une très grande chance qui m’a été donnée de pouvoir suivre une telle voie. Cela n’a jamais été seul. Je vois parmi vous quelques visages dont je suis très heureux qu’ils soient ici mais dont je ne peux m’empêcher de penser qu’ils sont peut-être – aussi – venus dans l’espoir de glaner une ou plusieurs informations croustillantes sur l’Hadopi tant cette institution recèle de potentiel médiatique ! Si tel était le cas, ils seront déçus ! Même le buffet qui nous attend n’a pas de croustillants.
Quant à moi, de l’Hadopi qui est sans aucun doute la principale raison de cette distinction, je ne soulignerai ce soir que l’extraordinaire aventure humaine qu’elle constitue. C’est d’abord la très grande richesse de la confiance que m’a accordée la présidente Marie-Françoise Marais, en choisissant de me charger du projet qu’elle avait pour l’institution. En deux ans, je n’ai jamais eu l’occasion de le regretter, j’espère qu’il en est de même pour elle ! C’est également la patience et l’affection de Mireille Imbert-Quaretta, qui préside aux destinées de la très fameuse « réponse graduée » au sein de l’institution. Je les remercie toutes les deux pour leur appui et leur bienveillance à mon égard.
Avec les membres du collège et de la commission de protection des droits, elles m’ont permis d’agir sous la direction d’une gouvernance exigeante et éclairée pour la conduite à bien de cette mission, la plus délicate de toutes celles que j’ai prises en charge. C’est un bien précieux.
C’est enfin l’énorme potentiel d’une équipe riche et diversifiée, multiforme, bourrée de talents, se dépensant sans compter pour faire sortir de terre et stabiliser l’activité de l’institution, dans un contexte jamais serein, souvent irrationnel. Je tiens à exprimer tout le respect que j’ai pour son travail et son engagement sans faille. C’est eux qui ont fait l’Hadopi et ils sont plus d’un à s’être retrouvés, à cette occasion, en responsabilité à un âge où on collectionne encore les stages « machine à café ».
La chance qui m’a été donnée c’est de pouvoir aller au bout de mes rêves. Je suis profondément heureux de pouvoir, désormais, à mon tour donner de telles chances à des talents épars réunis pour relever un défi.
Une autre valeur a guidé mon parcours et je la dois à ma famille. Il s’agit de la tolérance, de l’amour de l’autre, que traduit bien cette maxime très connue de Saint Exupéry que j’ai fini par savoir par cœur : « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis ». Cette leçon, je l’ai apprise de la fascinante géographie familiale.
Le 13 mai 1889, mon arrière grand-père maternel, Isaac Abdullah Schamasch, négociant juif né à Bagdad, obtenait de la Sublime Porte le droit d’adopter la nationalité française.
Aujourd’hui, 123 ans et quelques semaines après, la république française me distingue. Tout un symbole que je veux offrir à ma mère qui peut être fière tout à la fois de son ascendance et de sa descendance. Chacun à notre façon, mon frère et moi avons pris la relève, et une partie de cette relève a de très jolis prénoms : Frédéric, Delphine, Grégoire, Clément, et même une petite Agnès qui vient d’arriver !
Ce n’est que très tard que j’ai compris l’ouverture au monde que m’avait donnée ces origines mélangées, de l’empire Ottoman à l’Alsace courageuse, incarnées par mes parents et leur générosité à fleur de peau. Puis Ana est entrée dans ma vie, et le Guatemala est venu s’ajouter à cette geste géographique. Avec ses parents, José Carrillo Vielman et Hortensia de Carrillo, j’ai découvert d’autres valeurs, d’autres horizons, d’autres vies. Voilà 15 ans désormais que ces « ailleurs » accompagnent mon quotidien, sous le regard vigilant d’Ana qui excelle dans l’exercice difficile de me rappeler régulièrement à certaines réalités. Ana n’aime pas qu’on parle d’elle en public, c’est donc pour moi une très bonne raison de le faire à nouveau ! Elle est l’unique. Parcourir le monde pour aller à la rencontre de la différence n’est pas qu’une vue de l’esprit. Je n’ai jamais manqué une occasion de m’échapper de l’hexagone et le Guatemala est devenu un peu ma 2nde patrie. Mais ce sont surtout les 2 ans passés au Quai d’Orsay et la chance de pouvoir piloter la réforme de l’adoption internationale qui m’ont permis d’aller plus loin dans la connaissance de ces autres qui vivent loin de nous et que nous ignorons généralement superbement ! Ces expériences ne se décrivent pas, elles se vivent. Désormais c’est un lien très fort qui m’attache à ces associations, françaises ou locales, engagées sur le terrain de la solidarité et de la protection internationale de l’enfance. Nous avons déplacé des montagnes au Cambodge, et posé de sérieux jalons en Ethiopie, en Haïti, à Madagascar, en Inde, au Vietnam. Celles et ceux qui sont ici et ont vécu avec moi ces projets savent tout ce que je leur dois, et tout ce qui reste encore à faire, dans un contexte d’autant plus difficile que les crédits se font rares à l’heure où les besoins se multiplient. Mais je n’en dirai pas plus, sinon on va encore dire que je prépare progressivement ma sortie de l’Hadopi pour rejoindre une mystérieuse activité humanitaire !
Il y a 8 ans, c’est vous Gérard qui m’avez remis les insignes de chevalier dans l’Ordre national du mérite. Et c’était dans tes murs, Alain, à la Direction du développement des médias. Je m’en souviens. Emu par l’honneur qui m’était fait, j’avais retracé des pans entiers de ma vie tentant d’illustrer les chemins souvent atypiques qu’elle avait emprunté pour m’amener à recevoir cette distinction. Ces chemins étaient ceux de l’amitié, de la loyauté, du travail et de la poursuite d’un idéal humain et républicain. La liste est longue de ceux qui m’ont accompagné, à commencer par mon ami Laurent Kupferman, toujours présent, toujours fidèle. Et voilà que nous sommes à nouveau réunis, non plus à la DDM mais dans le prestigieux Centre Pompidou que tu présides, cher Alain, avec cette passion, cet acharnement au travail et ce sens de l’intérêt général qui ont fait partie des grandes leçons que tu m’as enseignées !
Lorsque je me retourne et regarde le chemin parcouru, je pense à une maxime d’Epictète découverte au hasard d’un livre offert par une amie chère : « n’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux ». Je n’ai évidemment pas décidé de vouloir être élevé au grade d’officier dans l’Ordre National du Mérite, ce qui aurait d’ailleurs singulièrement manqué de modestie, mais j’ai voulu mériter les chances qui m’ont été données. Mon plus grand bonheur aujourd’hui est de pouvoir vous en dire merci à tous, et d’être désormais en mesure de les rendre, à d’autres qui, comme moi hier, ont entre 20 et 30 ans aujourd’hui et débutent dans la vie active armés d’une énergie bouillonnante qui permet de fonder tous les espoirs pour notre avenir. Je vous remercie.
25 juin 2012
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