Le 4 septembre dernier, j’ai vu tomber sur ma timeline un tweet étrange de @bituur_esztreym que j’identifiais vaguement sans savoir précisément qui il était. Le propos m’a interpellé en cela qu’il remettait en question ce qui me semble, à titre personnel, plus un artifice de langage qu’une réalité d’usages.
j’envoie une sonde :
l’opposition : marchand / non marchand est pourrite sous l’pied.
faut :: commercial / vernaculaire.#çachangetout
— bituur esztreym (@bituur_esztreym) September 4, 2013
S’en est ensuit une suite d’échanges tant avec lui qu’avec @gchampeau sur le sens de cette « sonde ». Son auteur a indiqué dans ces échanges qu’il fallait entendre son affirmation au sens illichien du terme. Tout en précisant, non sans honnêteté et avec son style très particulier, que tout cela restait assez confus.
@bituur_esztreym dispo si tu veux écrire une tribune là dessus. Je suis pas sûr de voir en quoi « vernaculaire » =! musique libre faite maison
— Guillaume Champeau (@gchampeau) September 4, 2013
@bituur_esztreym va falloir que je me renseigne sur la pensée illichienne pour comprendre alors 🙂
— Guillaume Champeau (@gchampeau) September 4, 2013
Intéressé par ces questions, autour desquelles j’ai moi-même avancé le concept de « rémunération proportionnelle du partage » adopté par l’Hadopi comme orientation de travail, je me suis promis d’essayer de creuser, sans prétentions, où pouvait nous mener cette intuition.
L’exercice est d’autant plus difficile que je suis très loin d’être expert des thèses d’Ivan Illich, mon seul recours étant, à ce stade, wikipedia, internet et l’achat et la lecture du « genre vernaculaire » du même auteur. J’ai fini par en trouver une version d’occasion en ligne, le temps que je le reçoive, la lise et l’assimile j’ai voulu tenter un premier balyage.
C’est dire si les propos qui vont suivre peuvent être dénués d’exactitude, voire de pertinence. Peu importe, essayer en soi est un exercice intéressant à partager.
La question du vernaculaire.
La 1ère question qui vient à l’esprit est naturellement celle de la définition du terme vernaculaire.
Dans le sens général, si l’on s’en tient à la définition du Wiktionnaire, vernaculaire désigne les caractéristiques d’une commaunauté limitée (on l’oppose souvent à véhiculaire qui caractérise le passage d’une commaunauté à une autre).
Qu’apporte le fait de comprendre le mot dans le sens illichien ? A en croire ce résumé de la théorie du genre vue par Ivan Illich, vernaculaire se rattache à la production et l’usage domestique et « désigne l’inverse de la marchandise ».
On trouve aussi une analyse nettement plus poussée sous la plume de Mahité Breton qui, citant Illich, nous explique que « la notion de « genre vernaculaire » est une métaphore lorsqu’elle cherche à désigner le tout formé par la complémentarité symbolique des deux genres » et qu’elle « reflète une association entre une culture matérielle duale, concrète et locale, et les hommes et femmes vivant sous son emprise ».
Enfin, on trouve également, en anglais et sous la plume d’Ivan Illich lui même, des développements très complets sur cette question. Il précise notamment que « Vernaculum as a Latin word was used for whatever was homebred, homespun, homegrown, homemade, as opposed to what was obtained in formal exchange ». On est tenté d’y voir une analogie avec le DIY d’aujourd’hui.
De façon très simpliste, l’apport d’Ivan Illich serait d’avoir conceptualisé une opposition entre le vernaculaire et l’économique. Ce qui nous ramène à la « sonde » de @bituur_esztreym : en lieu et place de marchand / non marchand, il faudrait raisonner en termes d’œuvres communautaires / œuvres commerciales (autrement dit produites non par et pour une commaunauté de culture au sens large, mais pour toutes sortes de communautés sans distinction).
En d’autres termes, plus généraux, au lieu de raisonner en termes de transaction (marchand / non marchand – lucratif / non lucratif), approche retenue tant par la Quadrature du net que par l’Hadopi, avec deux options de solution radicalement différentes, il faudrait raisonner en termes de nature d’œuvre, selon que celle-ci est le produit d’une communauté, ou non.
Dès lors, selon sa nature, l’œuvre serait destinée à un usage différent.
La question des usages.
Je pose le postulat que la distinction opérée par @bituur_esztreym emporte la distinction usage libre (vernaculaire), autrement dit n’entraînant ni propriété ni rémunération, et usage commercial (non vernaculaire), entraînant le contraire. L’usage commercial étant prédominant actuellement. (Ce qui nous renvoit d’ailleurs, et non sans intérêt, à la théorie du monopole radical du même Ivan Illich).
Revenons au réel. La sonde envoyée pourrait alors signifier que pourraient coexister sur internet deux espaces d’œuvres que le droit devrait reconnaître : les « vernaculaires » et les « commerciales ». Se posent immédiatement trois questions :
- celle de la définition juridique des œuvres vernaculaires ;
- celle du statut de ces œuvres lorsqu’elles « sortent » de la communauté de laquelle elles proviennent pour se « véhiculer » vers d’autres communautés plus larges acquérant de ce fait une nature commericale (on pense par exemple au groupe I Muvrini mais cela peut valoir pour le rap, le classique thématique (russe, germanique, etc.) et que sais-je encore) ;
- celle de la définition technique des communautés origine des œuvres.
A droit constant cela ne nous avance pas beaucoup du point de vue de la problématique de la circulation des œuvres sur internet. Pour autant, si l’on raisonne en base juridique zéro (autrement dit faisant abstraction du droit), cela ouvre au moins trois pistes du même point de vue :
- La première serait de considérer que la libre circulation de l’œuvre vernaculaire est limitée à la communauté dont elle est issue. Elle pose problème. Comment limiter l’écoute libre de Claude François (par exemple) aux seuls internautes français inclus ceux qui vivent hors de France ? On en arrive à des besoins d’identification poussée risqués voire nocifs. C’est une impasse. Sans même parler du fait que nombre d’artistes (à commencer par Claude François ou Dalida) nourrissent leurs œuvres de cultures variées issues de communautés variées qui auraient tout autant le droit de revendiquer ce même libre accès que la communauté d’adoption de l’artiste en question ;
- La seconde serait de considérer que toute œuvre vernaculaire a vocation à enrichir sans contrepartie les communautés dont elle n’est pas issue, permettant de la sorte la naissance d’autres œuvres vernaculaires dotées des mêmes droits, et c’est une large partie des catalogues qui acquiert la liberté de circulation sans contrepartie ;
- La troisième serait de considérer que, dès lors qu’elle sort de sa communauté d’origine, l’œuvre vernaculaire devient commerciale. Cela semble intellectuellement plausible mais assez peu réaliste dans les faits.
Dans tous les cas, il appartiendrait au législateur de définir les limites du vernaculaire (bonne chance …) entraînant la définition en creux du périmètre commercial. Une telle définition devrait pouvoir être applicable sur les réseaux. On craint assez spontanément l’usine à gaz puissance 1000. On me détrompera si nécessaire.
La question des artistes.
Face à ce qui ressemble à une impasse faut-il abandonner l’idée de se concentrer sur la nature de l’œuvre en lieu et place de la nature de la transaction ? Pas forcément. Et c’est là que ça devient intéressant.
Si l’on se replace du point de vue du droit d’auteur tel qu’il existe, on se rappellera le principe selon lequel ce sont les artistes seuls qui déterminent les conditions dans lesquelles leur œuvre est accessible au public.
Dès lors, on peut avancer l’idée que la qualification de la nature de l’œuvre (vernaculaire vs commercial) leur appartiendrait en premier chef. Les licences Creative Commons offrent, de ce point de vue, un bon exemple pour atteindre cet objectif, à condition qu’elles n’entrent pas en conflit avec les représentations de droit accordées par ailleurs pour l’exploitation commerciale, ou inversement.
On peut alors imaginer que les SPRD concernées soient à la fois capables de prendre en compte la volonté de/des artiste(s) selon les publics (vernaculaire / commercial), et d’adapter leur politique de recouvrement à chacun des cas lorsqu’il se présente.
La piste est d’autant plus intéressante qu’elle semble moins nécessiter de recourir à la loi qu’à la modification des règlements et modes de fonctionnement des SPRD, voire de certains contrats de production.
Ce faisant, l’œuvre pourrait alors disposer d’un statut hybride, libre pour certains publics, commercial pour d’autres. Notons que cela soulève de nouvelles questions en matière d’égalité d’accès aux œuvres entre ces publics.
En conclusion à ce stade.
Ces développements n’ont d’autre ambition que celle de tenir une promesse : récupérer la sonde et tenter d’en faire quelque chose. Aux confrontations idéologiques souvent stériles j’ai toujours préféré le débat d’idées ouvert.
Le point le plus intéressant auquel m’a conduit l’écriture de ce texte, que je n’avais jamais envisagé auparavant, est celui de réfléchir en fonction de la nature de l’œuvre et non de celle de la transaction.
Ce n’est peut-être pas original et il a peut-être été soulevé ailleurs. Pour l’instant je ne l’ai juste pas vu. C’est peut-être aussi tout à fait aux antipodes de ce à quoi pensait l’auteur du tweet d’origine.
Je n’ai aucune idée à ce stade des développements concrets et opérationnels que permettrait ce changement de paradigme dans le débat qui nous occupe tous. Peut-être aucun.
A vous la balle. La sonde circule …
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