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De l’échange non marchand, ou le voyage d’une sonde

Oct 4, 2013 | 0 commentaires

Sonde Star­dust – NASA

Le 4 sep­tembre der­nier, j’ai vu tom­ber sur ma time­line un tweet étrange de @bituur_esztreym que j’identifiais vague­ment sans savoir pré­ci­sé­ment qui il était. Le pro­pos m’a inter­pel­lé en cela qu’il remet­tait en ques­tion ce qui me semble, à titre per­son­nel, plus un arti­fice de lan­gage qu’une réa­li­té d’usages.

S’en est ensuit une suite d’échanges tant avec lui qu’avec @gchampeau sur le sens de cette « sonde ». Son auteur a indi­qué dans ces échanges qu’il fal­lait entendre son affir­ma­tion au sens illi­chien du terme. Tout en pré­ci­sant, non sans hon­nê­te­té et avec son style très par­ti­cu­lier, que tout cela res­tait assez confus.

Inté­res­sé par ces ques­tions, autour des­quelles j’ai moi-même avan­cé le concept de « rému­né­ra­tion pro­por­tion­nelle du par­tage » adop­té par l’Hadopi comme orien­ta­tion de tra­vail, je me suis pro­mis d’essayer de creu­ser, sans pré­ten­tions, où pou­vait nous mener cette intuition.

L’exercice est d’autant plus dif­fi­cile que je suis très loin d’être expert des thèses d’Ivan Illich, mon seul recours étant, à ce stade, wiki­pe­dia, inter­net et l’a­chat et la lec­ture du « genre ver­na­cu­laire » du même auteur. J’ai fini par en trou­ver une ver­sion d’oc­ca­sion en ligne, le temps que je le reçoive, la lise et l’as­si­mile j’ai vou­lu ten­ter un pre­mier balyage.

C’est dire si les pro­pos qui vont suivre peuvent être dénués d’exactitude, voire de per­ti­nence. Peu importe, essayer en soi est un exer­cice inté­res­sant à partager.

La ques­tion du vernaculaire.

La 1ère ques­tion qui vient à l’es­prit est natu­rel­le­ment celle de la défi­ni­tion du terme vernaculaire.

Dans le sens géné­ral, si l’on s’en tient à la défi­ni­tion du Wik­tion­naire, ver­na­cu­laire désigne les carac­té­ris­tiques d’une com­mau­nau­té limi­tée (on l’op­pose sou­vent à véhi­cu­laire qui carac­té­rise le pas­sage d’une com­mau­nau­té à une autre).

Qu’ap­porte le fait de com­prendre le mot dans le sens illi­chien ? A en croire ce résu­mé de la théo­rie du genre vue par Ivan Illich, ver­na­cu­laire se rat­tache à la pro­duc­tion et l’usage domes­tique et « désigne l’inverse de la mar­chan­dise ».

On trouve aus­si une ana­lyse net­te­ment plus pous­sée sous la plume de Mahi­té Bre­ton qui, citant Illich, nous explique que « la notion de « genre ver­na­cu­laire » est une méta­phore lorsqu’elle cherche à dési­gner le tout for­mé par la com­plé­men­ta­ri­té sym­bo­lique des deux genres » et qu’elle « reflète une asso­cia­tion entre une culture maté­rielle duale, concrète et locale, et les hommes et femmes vivant sous son emprise ».

Enfin, on trouve éga­le­ment, en anglais et sous la plume d’I­van Illich lui même, des déve­lop­pe­ments très com­plets sur cette ques­tion. Il pré­cise notam­ment que « Ver­na­cu­lum as a Latin word was used for wha­te­ver was home­bred, homes­pun, home­grown, home­made, as oppo­sed to what was obtai­ned in for­mal exchange ». On est ten­té d’y voir une ana­lo­gie avec le DIY d’aujourd’hui.

De façon très sim­pliste, l’ap­port d’I­van Illich serait d’a­voir concep­tua­li­sé une oppo­si­tion entre le ver­na­cu­laire et l’é­co­no­mique. Ce qui nous ramène à la « sonde » de @bituur_esztreym : en lieu et place de mar­chand / non mar­chand, il fau­drait rai­son­ner en termes d’œuvres com­mu­nau­taires / œuvres com­mer­ciales (autre­ment dit pro­duites non par et pour une com­mau­nau­té de culture au sens large, mais pour toutes sortes de com­mu­nau­tés sans distinction).

En d’autres termes, plus géné­raux, au lieu de rai­son­ner en termes de tran­sac­tion (mar­chand / non mar­chand – lucra­tif / non lucra­tif), approche rete­nue tant par la Qua­dra­ture du net que par l’Ha­do­pi, avec deux options de solu­tion radi­ca­le­ment dif­fé­rentes, il fau­drait rai­son­ner en termes de nature d’œuvre, selon que celle-ci est le pro­duit d’une com­mu­nau­té, ou non.

Dès lors, selon sa nature, l’œuvre serait des­ti­née à un usage différent.

La ques­tion des usages.

Je pose le pos­tu­lat que la dis­tinc­tion opé­rée par @bituur_esztreym emporte la dis­tinc­tion usage libre (ver­na­cu­laire), autre­ment dit n’en­traî­nant ni pro­prié­té ni rému­né­ra­tion, et usage com­mer­cial (non ver­na­cu­laire), entraî­nant le contraire. L’u­sage com­mer­cial étant pré­do­mi­nant actuel­le­ment. (Ce qui nous ren­voit d’ailleurs, et non sans inté­rêt, à la théo­rie du mono­pole radi­cal du même Ivan Illich).

Reve­nons au réel. La sonde envoyée pour­rait alors signi­fier que pour­raient coexis­ter sur inter­net deux espaces d’œuvres que le droit devrait recon­naître : les « ver­na­cu­laires » et les « com­mer­ciales ». Se posent immé­dia­te­ment trois questions :

  • celle de la défi­ni­tion juri­dique des œuvres vernaculaires ;
  • celle du sta­tut de ces œuvres lors­qu’elles « sortent » de la com­mu­nau­té de laquelle elles pro­viennent pour se « véhi­cu­ler » vers d’autres com­mu­nau­tés plus larges acqué­rant de ce fait une nature com­me­ri­cale (on pense par exemple au groupe I Muvri­ni mais cela peut valoir pour le rap, le clas­sique thé­ma­tique (russe, ger­ma­nique, etc.) et que sais-je encore) ;
  • celle de la défi­ni­tion tech­nique des com­mu­nau­tés ori­gine des œuvres.

A droit constant cela ne nous avance pas beau­coup du point de vue de la pro­blé­ma­tique de la cir­cu­la­tion des œuvres sur inter­net. Pour autant, si l’on rai­sonne en base juri­dique zéro (autre­ment dit fai­sant abs­trac­tion du droit), cela ouvre au moins trois pistes du même point de vue :

  • La pre­mière serait de consi­dé­rer que la libre cir­cu­la­tion de l’œuvre ver­na­cu­laire est limi­tée à la com­mu­nau­té dont elle est issue. Elle pose pro­blème. Com­ment limi­ter l’é­coute libre de Claude Fran­çois (par exemple) aux seuls inter­nautes fran­çais inclus ceux qui vivent hors de France ? On en arrive à des besoins d’i­den­ti­fi­ca­tion pous­sée ris­qués voire nocifs. C’est une impasse. Sans même par­ler du fait que nombre d’ar­tistes (à com­men­cer par Claude Fran­çois ou Dali­da) nour­rissent leurs œuvres de cultures variées issues de com­mu­nau­tés variées qui auraient tout autant le droit de reven­di­quer ce même libre accès que la com­mu­nau­té d’a­dop­tion de l’ar­tiste en question ;
  • La seconde serait de consi­dé­rer que toute œuvre ver­na­cu­laire a voca­tion à enri­chir sans contre­par­tie les com­mu­nau­tés dont elle n’est pas issue, per­met­tant de la sorte la nais­sance d’autres œuvres ver­na­cu­laires dotées des mêmes droits, et c’est une large par­tie des cata­logues qui acquiert la liber­té de cir­cu­la­tion sans contrepartie ;
  • La troi­sième serait de consi­dé­rer que, dès lors qu’elle sort de sa com­mu­nau­té d’o­ri­gine, l’œuvre ver­na­cu­laire devient com­mer­ciale. Cela semble intel­lec­tuel­le­ment plau­sible mais assez peu réa­liste dans les faits.

Dans tous les cas, il appar­tien­drait au légis­la­teur de défi­nir les limites du ver­na­cu­laire (bonne chance …) entraî­nant la défi­ni­tion en creux du péri­mètre com­mer­cial. Une telle défi­ni­tion devrait pou­voir être appli­cable sur les réseaux. On craint assez spon­ta­né­ment l’u­sine à gaz puis­sance 1000. On me détrom­pe­ra si nécessaire.

La ques­tion des artistes.

Face à ce qui res­semble à une impasse faut-il aban­don­ner l’i­dée de se concen­trer sur la nature de l’œuvre en lieu et place de la nature de la tran­sac­tion ? Pas for­cé­ment. Et c’est là que ça devient intéressant.

Si l’on se replace du point de vue du droit d’au­teur tel qu’il existe, on se rap­pel­le­ra le prin­cipe selon lequel ce sont les artistes seuls qui déter­minent les condi­tions dans les­quelles leur œuvre est acces­sible au public.

Dès lors, on peut avan­cer l’i­dée que la qua­li­fi­ca­tion de la nature de l’œuvre (ver­na­cu­laire vs com­mer­cial) leur appar­tien­drait en pre­mier chef. Les licences Crea­tive Com­mons offrent, de ce point de vue, un bon exemple pour atteindre cet objec­tif, à condi­tion qu’elles n’entrent pas en conflit avec les repré­sen­ta­tions de droit accor­dées par ailleurs pour l’ex­ploi­ta­tion com­mer­ciale, ou inversement.

On peut alors ima­gi­ner que les SPRD concer­nées soient à la fois capables de prendre en compte la volon­té de/des artiste(s) selon les publics (ver­na­cu­laire / com­mer­cial), et d’a­dap­ter leur poli­tique de recou­vre­ment à cha­cun des cas lors­qu’il se présente.

La piste est d’au­tant plus inté­res­sante qu’elle semble moins néces­si­ter de recou­rir à la loi qu’à la modi­fi­ca­tion des règle­ments et modes de fonc­tion­ne­ment des SPRD, voire de cer­tains contrats de production.

Ce fai­sant, l’œuvre pour­rait alors dis­po­ser d’un sta­tut hybride, libre pour cer­tains publics, com­mer­cial pour d’autres. Notons que cela sou­lève de nou­velles ques­tions en matière d’é­ga­li­té d’ac­cès aux œuvres entre ces publics.

En conclu­sion à ce stade.

Ces déve­lop­pe­ments n’ont d’autre ambi­tion que celle de tenir une pro­messe : récu­pé­rer la sonde et ten­ter d’en faire quelque chose. Aux confron­ta­tions idéo­lo­giques sou­vent sté­riles j’ai tou­jours pré­fé­ré le débat d’i­dées ouvert.

Le point le plus inté­res­sant auquel m’a conduit l’é­cri­ture de ce texte, que je n’a­vais jamais envi­sa­gé aupa­ra­vant, est celui de réflé­chir en fonc­tion de la nature de l’œuvre et non de celle de la tran­sac­tion.

Ce n’est peut-être pas ori­gi­nal et il a peut-être été sou­le­vé ailleurs. Pour l’ins­tant je ne l’ai juste pas vu. C’est peut-être aus­si tout à fait aux anti­podes de ce à quoi pen­sait l’au­teur du tweet d’origine.

Je n’ai aucune idée à ce stade des déve­lop­pe­ments concrets et opé­ra­tion­nels que per­met­trait ce chan­ge­ment de para­digme dans le débat qui nous occupe tous. Peut-être aucun.

A vous la balle. La sonde circule …

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