Skandalon Couverture de l’ouvrage, avec l’aimable autorisation des éditions Glénat
Avec Skandalon, le nouvel opus de Julie Maroh, l’auteur continue son étonnant voyage introspectif dans les sentiments les plus extrêmes, les coeurs exacerbés pour reprendre le propre titre de son site, mettant cette fois en scène un seul et unique personnage à la fois angélique et démoniaque dont on assiste, spectateur impuissant, au vol d’Icare.
Le décor est planté d’emblée, nous sommes face à une tragédie grecque organisée autour du culte de Dionysos. On est proches de la structure épisode-stasimon (séquence parlée / séquence du choeur) et tout repose sur la voix de l’acteur.
La transposition qu’en offre l’oeuvre est intéressante : on peut voir dans les scènes à un ou quelques protagonistes « l’épisode », dans celles de foules le « choeur » et, bien évidemment, dans la voix et la musique du héros la voix de l’acteur tragique. Le livre entier s’organise en un prologue suivi de sept scènes puissantes et troublantes qui nous font assister à un long sacrifice au terme duquel renaît l’être expiatoire livré malgré lui, mais par sa faute, à la vindicte des foules et des individus.
Il ne s’agit pas d’une renaissance traditionnelle, et la dernière planche en pose tout le mystère par sa froide simplicité. Décidément, Julie Maroh excelle dans l’art de résumer son propos en une seule planche de fin. Et de laisser le lecteur suspendu à ce propos une fois le livre refermé.
En nous emmenant de l’autre côté du miroir l’oeuvre porte un regard brûlant sur nos sociétés occidentales. Pour les uns, la solitude s’oublie par les grands rassemblements où l’on adule aveuglément l’être-dieu exposé, pour l’être en question elle s’amplifie au fur et à mesure que son personnage le dépasse, le dévore et finit par le consumer. La foule et l’être adulé sont les deux faces contraires d’un même fait : la perte d’humanité, que des médias inquisiteurs observent et retranscrivent sans pudeur, l’aggravant d’autant.
Julie Maroh nous assène ce regard au prix de dessins souvent troublants. Sans rien perdre de sa précision et des formes très particulières des corps et des visages, marques de fabrique de l’auteur, ce dessin au trait gras contient une violence qui illustre le propos et lui donne une couche supplémentaire de folie.
Les aplats massifs de couleurs et les mises en espace oniriques offrent un ensemble d’une beauté profonde et troublante. L’expérimentation chromatique est plus qu’audacieuse, les mouvements comme les expressions ciselés au scalpel, pour se perdre parfois dans un halo de couleur ou d’anonymats.
Jouant en permanence entre le détail extrême (les yeux ou les regards fascinants) et les flous l’auteur donne une perspective imposante et onirique au fur et à mesure de ses dessins. Ils cognent dur. Il y a ceux qui portent l’histoire, précis et parfois massifs, et ceux qui l’illustrent par une présence lointaine et diffuse. On retrouve la dichotomie entre le « dieu » et l’anonyme, également acteurs d’une tragédie qui les dépasse.
Il y a aussi dans Skandalon une forme de prescience dont l’anti-héros est doté, connaissance implicite des événements à venir qui lui donne la force de les restituer aux autres, aux foules, et la certitude de son isolement splendide. « Je te prouverai ce soir que j’ai raison ». Proche de la folie, cette certitude l’emmène toujours plus loin dans les abîmes de la solitude.
Le livre est une épopée essouflante, rythmée par de rares instants de sérénité immédiatement détruits par l’enchaînement des actes des destins qu’il décrit, et de nombreuses pages de « temps suspendu » qui invitent à se perdre dans la souffrance toujours plus vive de celui dont il décrit le voyage.
Contraire absolu du « bleu » entièrement construit autour de l’amour romantique, « skandalon » ne nous parle qu’un bref instant de « la saloperie d’amour », mais n’est-ce pas finalement le même ? Celui que la mort a figé dans l’opus précédent ?
L’art d’une oeuvre c’est à la fois de raconter une histoire et de faire rêver. En lisant Skandalon et en le mûrissant lentement, l’idée qui s’est peu à peu imposée à moi est qu’il n’y a pas de rupture entre le « bleu » et cet opus. Bien au contraire. Il y a la continuité d’un être qui témoigne à la fois de ce qu’il vit, ce qu’il voit et sent, ce qu’il est. Et cet être unique c’est l’auteur, Julie Maroh. Qui est vivant. Autrement dit en paix avec soi-même. Toujours la dernière page …
On attend avec impatience le 3ème opus de Julie Maroh.
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